Au cœur du Petit Caucase, les délices d’Arménie

Erevan possède un Institut des manuscrits anciens. Avec 17 000 pièces, le Matenadaran, inscrit dans le registre Mémoire du Monde de l’UNESCO, abrite l’une des plus riches collections d’ouvrages les plus anciens du monde.

Un musée ouvre à la connaissance et à la découverte de quelques pièces majeures, souvent enluminées. Non des moindres, l’une figure l’alphabet arménien créé en l’an 405 par Mesrop Machtots. Plus que jamais en usage, les 36 caractères imaginés par le lettré devenu saint participèrent à fonder l’identité et l’esprit de résistance de ce pays du Petit Caucase, coincé entre des voisins volontiers expansionnistes : hier la Russie et l’Iran, aujourd’hui la Turquie et l’Azerbaïdjan rêvant toujours d’une continuité territoriale entre les peuples turcophones. L’épisode guerrier de 2023 du Haut-Karabagh illustre l’ambiance géopolitique régionale, dont ne peut s’extraire qui voyage en Arménie.


 

Un autre élément essentiel de l’Histoire scelle le ciment arménien : son attachement sans faille à « sa » religion, autocéphale, apostolique, l’église arménienne née en 301, année de la conversion du roi Tiridate IV, faisant de cette haute-terre le berceau du christianisme. Un petit tour, à l’ouest d’Erevan, dans les ruines de l’ancienne cathédrale de Zvartnots et au complexe religieux d’Echmiatsine, siège du « Patriarche suprême et Catholicos de tous les Arméniens », en dit long sur la puissance locale de cette église et la fidélité de ses adeptes. Pas étonnant que les coupoles au sommet conique et au plan cruciforme de ses églises et de ses monastères constituent un des fils conducteurs de la découverte d’un pays qui peut aussi compter sur « l’homogénéité ethnique de sa population », dans l’actuel concert agité des nations. Pour mémoire l’Arménie regroupe près de trois millions d’habitants dont la moitié à Erevan, sa capitale, et dans la Vallée d’Ararat, sa diaspora comptant 13 millions de personnes dispersées sur la planète. Autre indicateur des pressions exercées depuis toujours, elle n’occupe plus aujourd’hui que 10% de ses terres historiques.
 

Partons donc à la découverte de cette « Petite Arménie » qui n’en reste pas moins grande par ses qualités d’accueil, ses sites patrimoniaux, religieux, mais pas seulement, ses vallées généreuses, ses paysages de montagne époustouflants et la découverte de savoir-faire inscrits dans le temps. L’Arménie se découvre volontiers en étoile à partir de sa capitale. Créée il y a plus de 2800 ans, en -782 avant J.C., « plus vieille donc que Rome », aiment à sourire les Arméniens, Erevan en porte logiquement les traces, les plus contemporaines cela va de soi, soviétiques donc, quoique revisitées au début des années 2000. Dessiné hier par l’architecte Alexandre Tamanian (1878-1936), le « baron Hausmann » local, le centre s’étoile en des rues bordées d’arbres vers le parc circulaire, une belle initiative riche en verdure, parc de jeux, plans d’eau et… statues aux vertus historiques. Remonter la rue Abovyan (et les artères adjacentes), à partir de la Place de la République, met en prise directe avec ce qu’Erevan offre en termes de gastronomie, de bars, de boutiques, de galeries d’art, de musées, de culture.
 

Dédiée, au pied du ciné-théâtre Moscou, à Charles Aznavour, leur « ambassadeur » mémoriel, une place fait aussi la part belle aux signes du zodiaque. Plus loin une église apostolique resitue la priorité spirituelle. Après avoir goûté aux vertus rafraîchissantes du Parc circulaire, rejoindre la Place de France où trône l’Opéra, avant de suivre la Northern Avenue. Ne pas manquer aussi de découvrir Cascade, un escalier monumental style Art déco en pierre calcaire (1970/1980), et ses différents niveaux enrichis d’oeuvres d’artistes contemporains. Un escalator en facilite la découverte. Saisissante est la vue panoramique sur la ville qui a vu disparaître peu à peu à sa périphérie la majorité des industries chimiques, dont elle avait la primeur polluante au sein de l’URSS. Autre éviction notable, la statue de Lénine qui trônait place de la République où, l’été, des jeux d’eau musicaux animent désormais les édifices de tuf crème et ocre, dans une joyeuse atmosphère familiale et populaire. Les restaurants de qualité qui bruissent de vie au centre d’Erevan donnent en tout cas un avant-goût des belles liquidités qui s’épanouissent dans des domaines viticoles dignes d’intérêt. L’affaire ne date pas d’hier.
 
 

A 110 km au sud-est d’Erevan, après avoir traversé la vallée fertile d’Ararat dominée par le mont éponyme désormais turc, mais avant tout biblique et mythique, les reliefs du Vayots Dzor abritent le long de la rivière Arpa une grotte de l’âge de bronze au destin singulier. Les fouilles de ce site archéologique ont en effet livré deux rares trouvailles : une chaussure et ses lacets, désormais exposés au Musée d’Histoire de l’Arménie, datés de - 5500 ans, et le chai le plus vieux jamais découvert au monde avec ses près de 6000 ans d’âge. Pressoir, cuve d’argile cerné de pépins de raisin, restes de poterie : les preuves sont là, encourageant à partir à la rencontre des vignerons locaux. Depuis plus d’une décennie, les domaines viticoles arméniens affinent leur production, dans des vignobles de plus en plus réputés. Témoin, non loin de là, à Eghegnazor, celui de Old Bridge. Le vieux pont s’avère un bon prétexte pour s’arrêter sur la rive droite de l’Arpa, à 1300 m d’altitude. Le sol est sablonneux et rocheux, comme les reliefs avoisinants, les cépages adaptés au climat, les vins, blanc, rouge et rosé de bonne qualité. Toujours dans la montagne, plus au nord, dans la région de Tavush, issus de l’endémique cépage Areni, les arômes des vins Hovaz sont fruités - framboise, cerise, vanille – et excellents en bouche. Dans la vallée d’Ararat, le domaine Tushpa rivalise, invitant à (re)découvrir les « vins du Monde ancien », n’en jouant pas moins la carte d’« une innovation inspirante avec une touche de beauté ancienne ». De 50 000 à 100 000 bouteilles de blanc, rouge, muscat, et pétillant en sortent l’an, sans oublier les amphores ! Bon pour l’avenir, en ce pays qui affiche 16 500 hectares de vignes et une cinquantaine de cépages exploités ! Sans oublier le Brandy arménien ayant séduit en son temps un client pour le moins exigeant, à savoir Winston Churchill, et qui a sa Mecque à Erevan, la Yerevan Brandy Company ! Une certitude, la visite de toutes ces caves est marquée du sceau du naturel, de la finesse et du goût. On peut même parfois y trouver gîte et couvert.
 
 

A chaque étape son ambiance, son décor majestueux. Ce qui vaut pour les vignobles vaut pour les sites patrimoniaux. Tout aussi capiteux, captivants pour le moins. Non loin d’Erevan, l’ancien monastère de Khor Virap, surnommé le « puits profond » fait face, à deux pas de la frontière turque, aux neiges éternelles du Mont Ararat… Une fois l’Arche établi sur ce dernier, Noé aurait, dit la légende, planté sa première vigne dans cette même vallée. Grégoire l’Illuminateur, le saint évangélisateur de l’Arménie, aurait, quant à lui, passé ici treize ans dans un cachot, avant que le roi ne se convertisse à la foi chrétienne. Lieu de pèlerinage, le site de Khor Virap acquit au fil du temps une importance religieuse considérable. Dans la haute vallée de l’Azat, le site monastique de Geghard, édifié entre le IVe et le XIIIe siècle, s’intègre parfaitement au cœur d’escarpements rocheux de toute beauté. Il faut y pénétrer, l’ensemble abritant des tombes et des églises rupestres et troglodytiques, à l’acoustique des plus pures. L’instant est envoûtant quand cinq femmes entonnent, dans ces profondeurs sacrées, sculptées de croix et de grenades, un chant liturgique dont le son semble animer les jeux d’ombre et de lumière.
 
 

La montagne encore, avec un retour dans la région de Vayots Dzor, sur un replat rocheux dominant les gorges de la rivière Amaghu, non loin d'Eghegnazor. Place au complexe monastique de Noravank dont les églises, en dépit de plusieurs séismes, constituent d’excellents exemples de l’architecture arménienne, le site abritant aussi une série de pierres à croix, ou Khatchkar, des stèles spécifiques de l’art arménien. Un autre site, parmi bien d’autres, Sevanavank ou l’ancien monastère des Saints-Apôtres vaut aussi pour son environnement, dominant en effet sur une péninsule, à 1900 mètres d’altitude, le lac de Sevan. Un des joyaux de l’Arménie, magnifiquement servie par sa géographie. Le séjour n’éludera pas ces paysages à couper le souffle qui s’invitent lors de la balade. Une escapade en 4x4 à bord d’un UAZ sur les pistes escarpées des montagnes du Tavush, près de Dilijan, au nord-est du pays, comblera les amateurs de beautés sauvages. Un vrai régal des yeux qui certes n’épargne pas les postérieurs, mais ouvre des horizons de compréhension sur l’attachement viscéral des Arméniens à leur haute-terre. N’ont-ils pas érigé en des temps préchrétiens le temple hellénistique de Garni, à deux pas de gorges tapissées d’impressionnantes orgues basaltiques, formées par la lave volcanique et justement dénommées « la symphonie de pierres » ? Quand humanité et nature agissent à l’unisson, la mélodie ne peut être que divine.